Longtemps que j’ai considéré que créer, ce qui englobe dessiner, peindre, faire du modelage, n’était réservé qu’à des moments heureux où mon esprit était envahi d’émotions agréables, d’apaisement, d’amour, de passion. Non pas qu’il ne fallait pas créer avec des sentiments contraires, simplement j’avais l’impression d’avoir les ailes coupées, de ne pas être en mesure de transmettre ou d’offrir quelque chose de beau et d’agréable. Car tel était pour moi l’intérêt de l’art. Vaste question, n’est-ce pas ? Je vous emmène dans les méandres de mes réflexions.
L’expression artistique comme exutoire
De la même manière les dessins, peintures ou gravures d’autres créateurs, dans des couleurs vives ou très sombres, rouge ou noir, très expressives ou violentes me semblaient plutôt du ressort de la thérapie. Or, pour moi, l’art doit permettre l’évasion, la contemplation, la réflexion consciente et offrir une diversion au réel. À mon sens ce qui fait du bien est ce qui est beau, ce qui est juste, ce qui est vrai, il ne me viendrait pas à l’idée d’écouter les cauchemars de quelqu’un d’autre ou le récit d’une thérapie. Je ne vois pas en quoi cela serait susceptible d’éclairer mon propre chemin ou d’éloigner de lui les obstacles ou les choses inquiétantes.
Je ne sais pas si des œuvres comme celles que j’ai évoquées, une fois exposées ou partagées, sont susceptibles d’être appréciées et achetées. Probablement, et je mentirai en disant que je ne juge pas, mais je m’en étonne. A mon sens, la lecture d’un livre ou le visionnage d’un film doivent nous sortir du quotidien. Que ce soit dans une comédie, une tragédie, une histoire d’amour, un récit d’aventure, les passions humaines sont exacerbées érigées en modèles cathartiques. Il me semble que l’on est censé terminer un livre ou sortir d’un cinéma dans un état de conscience modifié, enrichi de quelque chose de plus. C’est aussi ce que j’attends d’une œuvre d’art picturale, et c’est peut-être ce poids que j’ai porté en ne voulant créer que dans des moments heureux.
La liberté de créer entravée
Pendant une période difficile de ma vie professionnelle en tant que salariée, j’ai arrêté de peindre pour le plaisir. Je ne peignais que pour les commandes et pas simplement par manque de temps. Je me suis rendue compte que je me sentais incapable de m’ouvrir et de laisser sortir les émotions qui m’avaient envahies. Je m’en suis ouverte à un ami psychiatre qui m’a conseillé de mettre toute ma rage, toute ma colère, sur une toile pour essayer.
Et c’est ce que j’ai fait. Sans réfléchir et sans objectif précis, j’ai posé des couleurs et énormément de matière, ce qui, pour ceux qui me connaissent, ne me ressemble pas. Il en est résulté une forme de violence, dans le contraste des couleurs et la simplicité de la géométrie. Je réalise très peu d’œuvres abstraites et celle-ci sortait vraiment de la gamme chromatique que j’utilise et de la rigueur que je m’impose. Une œuvre bichrome avec un contraste important, très déstabilisant. Je pense qu’elle a surpris ceux qu’ils l’ont vue, et certaines personnes, plus sensibles ou plus habituées à mes créations ont été dérangées et m’ont parfois conseillé de la cacher. Cette réaction ne m’a pas étonnée au vu de tout ce que j’ai expliqué jusqu’ici et renforce l’idée que lorsque l’on veut transmettre son mal-être ou sa colère, on y arrive assez bien ! Et je partage aussi l’idée que c’est tout à fait inutile et que cette colère pourrait tout aussi bien être évacuée d’une autre manière, en arrachant des mauvaises herbes, plutôt qu’en créant une œuvre d’art.
Vous vous demandez à quoi ressemble cette toile ? Elle n'existe plus qu'en photo, je l'ai recouverte pour exorciser ce moment. Je n'étais pas encore prête pour l'étape suivante.
Expérimenter le lâcher prise
Car évidemment, les opinions sont faites pour changer et, il y a peu de temps, dans une situation où je me sentais troublée et en colère, j’ai repensé à cet échange et j’ai réitéré l’expérience. J’avais laissé en suspens (plusieurs mois !) une toile qui drainait avec elle les souvenirs d’une situation conflictuelle, une conversation perçue comme un échec. Cette fois, j’ai commencé une nouvelle toile et peindre m’a permis d’apaiser mes émotions et de me confier sur mon état. Le sujet était quand même lié puisqu’il s’agissait d’une tempête sur une plage. Difficile d’imaginer quand on est spectateur, que la réalisation d’œuvre picturale puisse recouvrir une tempête émotionnelle. Et heureusement pour l’acheteur !
Il m’a semblé lors de cette expérience qu’il me fallait définir ma motivation. Il me semble que je fonctionne avec une muse et des émotions. Que cet état soit altéré et ma motivation s’effondre. Évidemment ce constat n’est pas satisfaisant intellectuellement. L’amour propre se réveille. Et c’est peut-être finalement ce qui m’a conduite à dépasser cet obstacle, ce mode de fonctionnement répétitif. Il m’a fallu trouver un autre objectif pour terminer la toile initiale laissée en suspens. Et dans le fond n’est-ce pas réaliser que la thérapie par la création, c’est-à-dire la sublimation, que Freud décrit comme un mécanisme de défense, est avant tout pour soi-même ?
Cette toile intitulée « la tempête » évoque de manière assez expressive un orage qui approche. Je crois que cette toile représente une véritable victoire au regard de ces moments où j’en suis venue à détester une toile et à la laisser de côté en attendant que mon état s’apaise. La réaliser m’a montré que j’en étais capable, que je m’étais dépassée et que le résultat pouvait être beau sans être violent, ni avoir besoin d’être dissimulé. Là encore, je doute que l’acquéreur ait pu ressentir ces émotions fortes, mais je crois volontiers que le thème les a traduites.
J’espère que ces quelques réflexions vous aurons questionnés. Si vous êtes créateur, créez-vous quel que soit votre état émotionnel ou avez-vous besoin de certaines conditions ? A tous, que recherchez-vous dans l’art ? Un moyen d’évasion ? Un miroir de vos émotions ? Je serais curieuse de découvrir ce que ce sujet vous inspire.
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